Dans les sciences sociales

Introduction

Rappel

Quelles implications des approches de Popper et de Kuhn pour les sciences sociales ?
  • Pour Popper, le monde naturel et le monde social doivent être appréhendés par la même méthode scientifique (monisme méthodologique). Dans les sciences sociales, seule l’économie se rapproche du critère de démarcation. Cependant, son approche informe beaucoup de recherches en sciences sociales (hypothético-déductives, tests d’hypothèses, falsification partielle, méthodes expérimentales, démarche quantitative).
  • Pour Kuhn, les sciences sociales étaient dans une phase de pré-science normale, marquées par la coexistence de et la compétition entre plusieurs paradigmes, sans qu’aucun soit accepté comme un paradigme de science normale (pluralisme méthodologique).
  • Les deux perspectives se retrouvent dans les recherches contemporaines, avec la coexistence – compétition entre manières différentes de concevoir la réalité :
    • Réalistes (le monde social existe et on peut l’expliquer. Cette perspective a influencé le positivisme, estimant que toute connaissance qui se veut scientifique doit adopter la méthode expérimentale et tendre vers l’objectivité y compris dans les sciences humaines et sociales;).
    • Constructivistes (le monde social est une construction dépendante de facteurs qui ne peuvent pas être généralisés; les objets sociaux sont beaucoup trop complexes et subjectifs pour se prêter à la réduction en variables totalement contrôlées, et la proximité entre le chercheur / la chercheuse et ses objets de recherche rendent difficile, voir impossible, la neutralité et l’objectivité).
  • Il en découle une tension qui structure les querelles épistémologiques aussi dans les sciences sociales. Le clivage entre rationalistes et constructivistes / relativistes :
    • Les rationalistes: Seules les théories qui peuvent être clairement évaluées à l’aide du critère universel et qui surmontent les tests méritent le qualificatif de scientifiques (Chalmers, 1988 : 137). Donc: définition de critères universels et historiques permettant de déterminer une démarcation entre science et non-science ou entre théories rivales.
    • Les relativistes: Pour le relativiste extrémiste, la distinction entre science et non-science est bien plus arbitraire et bien moins essentielle qu’elle ne l’est pour le rationaliste. Un relativiste niera l’existence d’une catégorie unique, la ‘science’, intrinsèquement supérieure à d’autres formes de savoir, tout en admettant le fait que des individus ou des communautés accordent une valeur élevée à ce qu’on a l’habitude d’appeler science (Chalmers, 1988 : 139). Donc: il n’ existe pas de critère ou une norme de rationalité unique par rapport à laquelle il serait possible d’évaluer toute démarche de connaissance d’un point de vue universel et a-historique.

Ces deux positions

Informent deux grandes familles de paradigmes en sciences sociales :

Le positivisme (et après le post-positivisme)

La continuité entre sciences de la nature et sciences sociales :

  • Auguste Comte (1798-1857): la connaissance comme recherche empirique des relations invariables (les lois) de succession et de similitude. L’importance de l’observation empirique, de la vérification des faits et de la méthode scientifique dans l’acquisition de connaissances. Les sciences sociales devraient être basées sur les mêmes principes que les sciences naturelles. Selon Émile Durkheim (1858-1917) il faut considérer les faits sociaux comme des choses.

La rupture entre sciences de la nature et sciences humaines

Wilhelm Dilthey (1833-1911) et la critique du positivisme :

  • L’objet des sciences humaines ne relève pas seulement de la nature, mais il inclut la subjectivité humaine, à savoir la manière dont l’individu donne un sens à son existence et agit dans le monde.
  • Considérant le rôle central joué par les êtres humains dans la réalité sociale, les sciences humaines n’ont pas la même capacité que les sciences naturelles à établir des régularités théoriques.
  • La distinction entre explication, propre aux sciences naturelles, et compréhension, propre aux sciences de l’esprit (humaines).
  • La distinction entre sciences nomothétiques (fondées sur des méthodes falsifiables et objectives, plutôt quantitatives, visant à dégager des lois générales expliquant les réalités sociales) et sciences idiographiques, (qui s’intéressent aux données qualitatives et narratives et préfèrent les méthodes herméneutiques d’interprétation).
Pourquoi une telle rupture?

Une des raisons principales : la distinction fondamentale entre les objets d’étude

  • Naturels / Réels : se donnent à la connaissance humaine comme ayant une nature extérieure; leur existence est indépendante de nous (les observateurs).
  • Humains / Sociaux : acquièrent un sens aussi par l’expérience interne (aspects psychiques) et collective (aspects sociaux). Les objets sociaux sont contingents : les sciences sociales sont confrontées à des situations où il est impossible de prévoir comment un phénomène va évoluer parce qu’il n’est pas totalement déterminé.

De cette distinction découle la querelle épistémologique concernant les méthodes adéquates en sciences sociales.

La réflexion sur les propriétés des objets : l’ontologie

Littéralement, c’est la théorie de l’être (du grec ontaêtre et logos théorie, étude).

  • En philosophie, l’ontologie a été originairement utilisée pour questionner les catégories fondamentales de l’existence et leurs relations, ainsi que l’essence de l’être (p. ex: le postulat selon lequel toutes les choses de l’univers ont une essence que la raison peut dévoiler; la notion d’Être, etc.). L’ontologie est généralement considérée une branche de la métaphysique.
  • Dans ce cours, nous abordons une conception très basique de l’ontologie, à savoir la réflexion sur la caractérisation des objets / faits sur lesquels porte la démarche de connaissance scientifique (leurs caractéristiques, etc.).
  • Cette réflexion est cruciale pour envisager les possibilités de les connaître de manière scientifique (épistémologie) et déterminer comment le faire (méthodes). Autrement dit, une démarche scientifique en sciences sociales implique une réflexion sur les objets sur lesquels porte la recherche.

Au fond, la question ontologique se pose de manière assez simple (rappel du cours de B. Debarbieux) : Se poser des questions d’ontologie, c’est simplement se demander quel est le type d’entités que l’on convoque lorsque l’on parle de quelque chose, que l’on décrit un phénomène et qu’on l’explique et (…) quelles opérations sont possibles sur ces entités, quelles transformations permettent de passer de l’une à l’autre.

Quelques exemples de questionnements ontologiques dans les sciences sociales (ontologie sociale)

  • Nature de la réalité sociale : Quelle est la nature de la réalité sociale en tant que domaine spécifique d’existence ? Questions sur la nature des institutions sociales, des structures sociales, des relations sociales et des phénomènes sociaux. La question du statut ontologique des concepts sociaux abstraits (par exemple, la justice, la démocratie, etc.).
  • Entités sociales : Quelles entités composent la réalité sociale ? Les caractéristiques des institutions politiques, organisations sociales, groupes sociaux, cultures, normes sociales, valeurs, identités sociales, etc. Les institutions ont-elles une existence indépendante des individus ?).
  • Relations sociales : Quelles relations entre les différentes entités sociales et comment interagissent-elles ? Les caractéristiques des relations de pouvoir, de domination, de coopération, de conflit, etc.
  • Construction sociale de la réalité : Dans quelle mesure la réalité sociale est construite socialement par les individus et les groupes ? L’influence sur les structures sociales des interactions humaines, les représentations sociales et les pratiques culturelles, etc..

Toutes théorie scientifique implique/exprime une certaine conception ontologique

  • De par sa manière d’interroger et/ou faire sens de la réalité sociale, une théorie la construit aussi, elle détermine ses caractéristiques ontologiques.
  • La manière par laquelle on conçoit la réalité nous permet de déterminer ce qui peut être connu de cette réalité et comment la connaissance peut se faire.
  • Dans les sciences sociales, il n’y a pas qu’une position ontologique, mais il y en a plusieurs.
  • Donc: En tant que chercheur.e, pourquoi je considère une certaine conception ontologique et pas une autre ? Sur la base de quel critère opère-je ce choix ?

Exemple 1 : Comment mettre en place une société stable et juste

Pour aborder cette question, il faudra se référer à une certaine conception des individus (le soi self). Or : qu’est-ce qu’un individu ?

  • Un animal politique ? (Aristote).
  • Un loup pour l’homme ? (Hobbes).
  • Une entité constituée par la communauté culturelle dans laquelle il est né et capable d’auto-interprétation ? (Taylor).
  • Une entité autonome capable d’intention morale ? (Kant).
  • Le produit de sa position de classe ? (Marx).
  • Un incompétent manipulable ? (Schumpeter).
  • Etc…

Exemple 2 : Les effets du capitalisme et du marché doivent être réglementés pour permettre une transition écologique adéquate

  • Pour aborder cette question, il faudra se référer à une certaine conception du capitalisme / marché. Or: qu’est-ce qu’un marché ?
    • L’addition des différentes action des individus ?
    • Un ordre spontané (Hayek), donc qui ne résulte pas d’intentions conscientes de la part des individus ?
    • Le lieu d’expression d’une rationalité instrumentale pure (Homo economicus) qui se traduit dans les activités économiques ?
    • Une entité capable de responsabilité (ou pas) ?
    • Le lieu produisant la domination de classe (Marx) ?
  • En plus :
    • Adéquate par rapport à quoi ?
    • Écologique en quel sens ?
    • Réglementés comment ?
    • Etc.

Trois articulations possibles de paradigmes en sciences sociales

De l’ontologie et l’épistémologie à la méthodologie

  • De la difficulté à trouver un critère de démarcation formel qui puisse faire l’objet d’un accord assez large, il ne suit pas, bien sûr, qu’il n’en existe aucun, d’aucune sorte (informel, par exemple).
  • La méthodologie analyse la logique, les potentialités et les limites des méthodes de recherche et permet de donner une réponse aux enjeux problématiques tant au niveau de la découverte qu’au niveau de la justification de la validité de la recherche.
  • La méthode structure et détermine la manière par laquelle on va appréhender notre objet d’étude.
  • La méthode (ainsi que les implications qu’elle soulève) constitue un critère d’évaluation fondamental de la qualité des résultats obtenus.
  • La méthodologie décrit la manière dont se mettent effectivement en place les pratiques scientifiques et la façon dont se construisent effectivement les systèmes de connaissance dans les sciences telles qu’elles existent.
  • Nous définirons une méthode comme une manière standardisée et convenable (pour le but cognitif recherché) de faire se succéder et s’articuler des pratiques instrumentées (observation, mesure, expérimentations, enquêtes…) et des constructions de systèmes partiels de connaissance (concepts, classifications, lois, modèles, théories…).
  • Une méthode est donc : Un ensemble de démarches raisonnées et rationnelles permettant de parvenir à un but.
  • La réflexion sur les méthodes est intimement liée à des considérations de nature épistémologiques et ontologiques :
    • Des positions ontologiques et épistémologiques différentes impliquent des orientations méthodologiques différentes.
    • En effet, une méthode est toujours une méthode d’étude de tel objet (rendu connaissable par une théorie).
    • Donc : en sciences sociales, il n’existe pas de méthode unique les théories sont (étant donnés les objets sur lesquels elles portent) susceptibles d’être abordé par certaines méthodes et pas par d’autres.

Donc

Pour les types dans le tableau ci-dessus :

La démarche quantitative : quelques éléments

  • Recherche des régularités et des tendances statistiques afin de pouvoir proposer des explications / théories.
    • Les faits sociaux doivent être traitées comme des variables.
    • L’observateur est séparé des entités observées.
    • Les sciences sociales peuvent être objectives.
    • C’est désirable et possible de faire des généralisations (partiellement indépendantes du contexte et de la temporalité).
    • C’est possible de déterminer les causes et les conséquences d’une manière fiable et valide.
    • Déductive, confirmation, test d’hypothèses et de théories, explicative, prédiction.
    • Méthodes de collection de données standardisées et d’analyses statistiques.

La démarche qualitative : quelques éléments

  • La démarche qualitative est propice à la découverte et exploration, ainsi que génératrice de théories et hypothèses.
  • Une version moins (voir non) généralisable de l’explication, entendue comme l’analyse des motifs, expériences et interprétations subjectives des acteurs afin de comprendre en quelle mesure ils produisent des phénomènes sociaux.
  • Difficulté à différencier entre cause et effet.
  • Hétérogénéité de méthodes de recherche (observation participante, interview en profondeur, questions ouvertes, etc.), mais participant d’une posture épistémologique commune.
  • Le type de données : informations empiriques sur le monde qui ne sont pas nécessairement chiffrées (mots) (transcriptions d’interviews, matériel audio-visuel, journaux intimes, etc.) Voir à travers les yeux de… : reconstituer les perceptions de acteurs de l’intérieur par empathie et observation directe/participante.
  • Induction analytique (formulation de théories qui soient adaptées aux observations).
  • Considération de la complexité du phénomène, des détails et du contexte.

En synthèse

Les relations entre ontologie, épistémologie et méthodes :

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