Ontologie, épistémologie et méthodologie dans les sciences sociales II

L’une des controverses dans les sciences sociales concernant la manière d’expliquer les phénomènes sociaux et la nature des entités sociales

  • Individualisme méthodologique vs Holisme : deux perspectives différentes sur la façon dont la société fonctionne et sur le niveau d’analyse le plus pertinent pour comprendre les phénomènes sociaux.

Holisme (ex : Durkheim).

  • Les phénomènes sociaux doivent être compris à un niveau plus élevé d’analyse, au-delà des actions et des motivations individuelles. Il soutient que la société est plus que la somme de ses parties et que les structures sociales, les institutions et les systèmes ont une réalité et une influence indépendantes des individus qui les composent.
  • Les entités sociales telles que les normes, les valeurs, les institutions, ou classes sociales ont une existence et une causalité propres qui déterminent les comportements et les interactions des individus.

Individualisme (ex : Olson)

  • Les actions et les motivations des individus sont les unités d’analyse fondamentales pour expliquer les phénomènes sociaux. Ces derniers doivent être expliqués en termes d’actions rationnelles et de choix des individus, en mettant l’accent sur l’agence individuelle et les motivations personnelles.
  • Selon cette perspective, les structures sociales et les institutions sont le résultat des actions et des interactions individuelles, et leur existence et leur fonctionnement sont déterminés par les choix et les comportements des individus.

Individualisme méthodologique

Thèse principales

a) Individu comme base de l’explication ; un phénomène social est la conséquence d’actions individuelles; b) L’individu est informé (mais : rationalité limitée, Simon (1978)) connaît ses objectifs et peut les hiérarchiser selon ses préférences; c) Postulat ontologique : l’individu est rationnel; il choisit l’action la plus efficace pour satisfaire ses objectifs homo œconomicus : Confrontés à des alternatives, les individus choisissent généralement l’option qu’ils croient leur apporter le meilleur résultat final (Elster). Donc, entre deux moyens pour satisfaire ses objectifs, il choisira le plus rationnel et donc le moins coûteux.

Un exemple : La théorie des incitations sélectives (M. Olson, La logique de l’action collective, 1978)

  • La logique de l’action collective est différente de la logique de l’action individuelle;
  • Un individu ne s’engage dans une action collective qu’à condition d’y trouver un intérêt propre, même s’il a intérêt à ce que le bien collectif se réalise;
  • Les free riders (à savoir ceux qui bénéficient des avantages liés à l’action collective mais sans en assumer les coûts);
  • Les organisations doivent mettre en œuvre des incitations sélectives pour forcer les individus à se mobiliser (punitions ou avantages).

Les approches dépassant les individus : fonctionnalisme, systémisme et structuralisme

Thèse générales

a) Dans toute société il existe des fonctions de base qui contribuent à en assurer la production, la reproduction et la protection; b) Tout système comporte en soi sa propre finalité, notamment son maintient ou sa propre reproduction malgré les influences de son environnement. c) Les phénomènes appartiennent à / découlent de un Tout :

  • Distinction entre l’ensemble (Tout) et ses éléments.
  • Les éléments contribuent au fonctionnement de l’ensemble.
  • L’ensemble est irréductible à la somme des éléments, donc le tout est prééminent sur les parties. d) Les structures déterminent les dynamiques sociales.

L’approche fonctionnaliste

  • Type de modèle explicatif articulé autour de l’idée selon laquelle la nature et l’existence des faits sociaux et culturels tiendraient à la fonction qu’il remplissent. Expliquer les faits sociaux, ce serait donc déterminer leur fonction, autrement dit la contribution qu’ils apportent au système auquel ils appartiennent.
  • L’interdépendance des parties entre elles et d’elles au tout s’établit en des rapports fonctionnels à la structure du système considéré.
Qu’est-ce qu’une fonction ?
  • La contribution qu’apporte un élément à l’organisation ou à l’action de l’ensemble dont il fait partie.
La méthode fonctionnaliste
  • Le fonctionnalisme est une méthode consistant à privilégier la fonction ou le rôle des choses ou des phénomènes au détriment de leur forme ou de leur structure.
Quelques points forts du fonctionnalisme
  • La multifonctionnalité des institutions politiques;
  • Le système politique importe plus pour ce qu’il fait (processus, conséquences, finalité) que pour ce qu’il est (forme).
Quelques points faibles du fonctionnalisme
  • Vision statique (et conservatrice);
  • Difficulté à expliquer le conflit et le changement;
  • La controverse ontologique : est-ce que la société est un tout ?

L’approche systémique

Tout système politique comporte en soi sa propre finalité, notamment son maintient ou sa propre reproduction malgré les influences de son environnement.

Pour que cette finalité soit atteinte (donc, qu’il fonctionne et soit en équilibre), le système comporte des éléments fonctionnels. Ces derniers œuvrent par rapport aux caractéristiques structurelles du système (à savoir comment le système est composé). Ainsi, analytiquement, l’approche systémique focalise son attention davantage sur les relations entre éléments fonctionnels que sur les éléments eux-mêmes.

Postulats
  • Le système est un ensemble d’éléments en interaction, donc la totalité des éléments n’est pas réductible à leur somme ;
  • Le système implique l’interdépendance des parties qui le constituent : la modification d’une partie affecte l’ensemble du système ;
  • Le système implique une frontière avec son environnement, mais il est exposé aux influences de son environnement ;
  • Thèse sur le pouvoir : (L’approche systémiste de David Easton (System Analysis of Political Life, 1965).
    • La politique est l’allocation autoritaire de valeurs et le système politique est l’ensemble des interactions par lesquelles les objets de valeurs sont répartis par voie d’autorité dans une société.
  • Question de recherche : Comment les systèmes réussissent-ils à persister dans un monde où règnent à la fois la stabilité et le changement ?
Quelques points forts du systémisme
  • Rupture avec l’empirisme.
  • Théorie parcimonieuse du fonctionnement du pouvoir et de son rôle dans la réduction de l’entropie (désordre) sociale.
  • Valeur heuristique.
  • Causalité non-linéaire, mais circulaire.
  • Vision dynamique du pouvoir.
Quelques points faibles du systémisme
  • Équilibre et régulation > conflit et changement.
  • Peu d’attention pour le politique (la boîte noire).
  • Pour certains, approche conservatrice et téléologique.
  • Excès d’abstraction.

Le structuralisme marxiste

Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout.

En synthèse

La recherche d’une imbrication entre structuralisme et individualisme

La théorie de la structuration de Giddens (1987)

  • Elle vise à dépasser l’opposition classique entre structure (règles, institutions) et action (comportement des individus) et rechercher la dualité entre les deux concepts / théories.
  • Structure et action sont co-constitutives : la structure n’existe que par l’action des individus, et en même temps, elle conditionne cette action.
  • La structure fournit des règles et des ressources que les individus utilisent dans leurs actions; mais en agissant, les individus reproduisent, transforment ou donnent une finalité / sens à ces structures.
  • Exemple : parler une langue. Les règles grammaticales (structure) guident notre discours, mais c’est en parlant (action) qu’on maintient ou on modifie la langue.
  • Donc : les individus ne sont ni totalement libres, ni entièrement déterminésils sont des agents réflexifs, capables de comprendre et d’agir sur leur monde social.

Conclusions générales de cette partie

L’importance des niveaux ontologique, épistémologique et méthodologique

i. Il existe des relations importantes entre comment nous concevons la réalité sociale (ontologie), comment nous pensons pouvoir la connaitre (épistémologie), et comment nous nous prenons pour la connaître de manière rigoureuse (méthodologie); ii. Notre manière d’interroger la réalité sociale, d’une part, participe d’un certain nombre de prémisses sur la réalité / nature des phénomènes considérés (conscientes ou inconscientes); d’autre part, elle participe à la construction (par des mots, des chiffres, etc.) de la réalité sociale elle-même; iii. La mobilisation d’une une conception ontologique, épistémologique, ou le choix d’une méthode ne sont pas des opérations neutres. Elles nécessitent d’une justification et d’un effort de cohérence théorique. iv. Le but de mon propos dans cette partie du cours n’est pas d’affirmer qu’une posture ontologique, épistémologique ou méthodologique est valide / invalide, bonne / mauvaise, ou pertinente / inutile. Il s’agit surtout d’insister sur le fait qu’une démarche de recherche scientifique est cohérente et argumentée ou pas. v. Il s’agit donc principalement de vous rendre attentives et attentifs au fait que ces divergences existent et qu’elles sont constitutives du champ des sciences sociales. Il est nécessaire de les connaître pour pouvoir situer et développer votre propre démarche de connaissance scientifique.

Comment pense donc un-e chercheur.e en sciences sociales ?

i.Tendre vers une démarche scientifique signifie questionner la force (souvent inconsciente) des préjugés et du sens commun: il est difficile de s’improviser astronome ; par contre, tout le monde est de facto politologue, sociologue, etc. car a une connaissance pratique et émotionnelle des objets. Il faut donc éviter les biais et se situer dans un paradigme pour construire la signification scientifique de tels éléments cognitifs; ii. Un danger: Le Dictionnaire britannique Oxford a jugé, en 2016, que le mot « post-vérité » était le mot de l’année. La définition qu’il en donne est la suivante : « circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles”. iii. La rigueur de l’utilisation des approches et/ou méthodes est un gage fondamental de la validité du produit de connaissance que l’on forge. iv. Une base commune de toute démarche scientifique dans les sciences de la société: donner toujours raison de ses propres affirmations / raisons, ce qui implique le recours à des concepts, théories, méthodes et arguments appropriés. v. Pour proposer une argumentation rigoureuse et valide, il est nécessaire de se situer dans une approche ou un cadre composé de perspectives ontologiques, épistémologiques et méthodologiques qui sont fondamentales pour déterminer les théories qui sont à la base des argumentations. vi. L’exigence de cohérence et d’argumentation implique une réflexivité constante en tant que chercheur.es sur notre propre démarche de recherche.

DONC

  • Il n’y a pas qu’une manière épistémologique ou méthodologique des scientifiques de “penser”, mais il y a une exigence commune de scientificité admise: donner les raisons de ses propres raisons (argumenter, justifier les propos, etc.).
  • La manière de donner ces raisons dépend – comme nous l’avons vu dans la première partie – des cadrages ontologiques, épistémologiques et méthodologiques qui structurent l’activité de connaissance scientifique.
  • La vérité scientifique est principalement inter-subjective, fondée sur une discussion rationnelle entre les membres de la communauté scientifique.
  • “Penser comme un-e chercheur-e en sciences sociales” est donc une opération exigeante, qui doit être nourrie par une préoccupation constante pour la validité de notre démarche de connaissance !

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